Abstract
L'architecture a longtemps été considérée comme une œuvre d'art totale au cours de l'Histoire : un système qui unit la totalité des connaissances humaines. Vitruve, Brunelleschi, Etienne-Louis Boullée ou encore Quatremère de Quincy en ont successivement parlé comme d'un " art de concevoir " (Etienne-Louis Boullée), fort d'une " capacité à incarner la connaissance humaine " (Quatremère de Quincy). Comme discipline, l'architecture se définit par sa pratique : celle d'édifier des bâtiments et d'aménager l'espace. Mais parce qu'elle engage différents aspects allant de l'ingénierie à la composition esthétique de la forme plastique, elle déborde d'un cadre rigide et se heurte parfois à des difficultés épistémologiques dans le cadre d'une recherche académique. Marquant puissamment la tension entre art et technique, l'architecture semble s'y tenir en équilibre et présente dans le travail de l'architecte brésilien Oscar Niemeyer un caractère affirmé. L'architecture moderne rend notable la tension entre art et technique sitôt que le matériau quitte sa vocation mimétique pour s'épanouir lui-même et proclamer sa " vérité " chère à Viollet-le-Duc. Cependant, la visée utilitaire dans l'emploi de nouveaux matériaux poursuivie par l'architecture moderne est délaissée par Oscar Niemeyer, qui ne dissocie pas la technique du matériau de ses possibilités esthétiques. Cette relation à la matière l'inscrit dans le sillage de la tradition Arts and Crafts, laquelle fut élue par le modernisme brésilien de la Semana do 22 pour promouvoir une création capable d'incarner la réalité brésilienne . Cette relation à la technique et l'industrie propre au Brésil nous amène à présenter des travaux académiques brésiliens sur le sujet, les plus à même de rendre de compte de ce contexte technique précis ainsi que du contexte socio-historique (Guilherme Wisnik) et de celui de l'architecture moderne brésilienne (João Masao Kamita). Cet article entend montrer comment, pour certains architectes modernes - ici Oscar Niemeyer et le contexte spécifique du Brésil - l'idéologie scientifique et technologique propre au Mouvement moderne ménage la sensibilité artistique et questionne à nouveaux frais le jugement, le goût, la beauté et les concepts relatifs à l'esthétique, en partie délaissés par l'architecture pendant deux siècles.

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Introduction
Figure 1Place des Trois Pouvoirs, Oscar Niemeyer, Brasilia (Brésil)

L’architecture a longtemps été considérée comme une œuvre d’art totale au cours de l’Histoire : un système qui unit la totalité des connaissances humaines. Vitruve, Brunelleschi, Etienne-Louis Boullée ou encore Quatremère de Quincy en ont successivement parlé comme d’un « art de concevoir » (Etienne-Louis Boullée), fort d’une « capacité à incarner la connaissance humaine » (Quatremère de Quincy). Comme discipline, l’architecture se définit par sa pratique : celle d’édifier des bâtiments et d’aménager l’espace. Mais parce qu’elle engage différents aspects allant de l’ingénierie à la composition esthétique de la forme plastique, elle déborde d’un cadre rigide et se heurte parfois à des difficultés épistémologiques dans le cadre d’une recherche académique. Marquant puissamment la tension entre art et technique, l’architecture semble s’y tenir en équilibre et présente dans le travail de l’architecte brésilien Oscar Niemeyer un caractère affirmé. L’architecture moderne rend notable la tension entre art et technique sitôt que le matériau quitte sa vocation mimétique pour s’épanouir lui-même et proclamer sa « vérité » chère à Viollet-le-Duc. Cependant, la visée utilitaire dans l’emploi de nouveaux matériaux poursuivie par l’architecture moderne est délaissée par Oscar Niemeyer, qui ne dissocie pas la technique du matériau de ses possibilités esthétiques. Cette relation à la matière l’inscrit dans le sillage de la tradition Arts and Crafts, laquelle fut élue par le modernisme brésilien de la Semana do 22 pour promouvoir une création capable d’incarner la réalité brésilienne. Cette relation à la technique et l’industrie propre au Brésil nous amène à présenter des travaux académiques brésiliens sur le sujet, les plus à même de rendre de compte de ce contexte technique précis ainsi que du contexte socio-historique (Guilherme Wisnik) et de celui de l’architecture moderne brésilienne (João Masao Kamita). Cet article entend montrer comment, pour certains architectes modernes – ici Oscar Niemeyer et le contexte spécifique du Brésil - l’idéologie scientifique et technologique propre au Mouvement moderne ménage la sensibilité artistique et questionne à nouveaux frais le jugement, le goût, la beauté et les concepts relatifs à l’esthétique, en partie délaissés par l’architecture pendant deux siècles.
La pensée de Niemeyer au prisme des relations entre art, technique et matière
Emblématique de la tension entre art et technique, les architectures d’Oscar Niemeyer travaillent la question artistique comme l’un de ses aspects saillants. Il déclare au sujet des remarques que lui adressent les architectes rationalistes : « Je sais bien que ce n’était pas nécessaire mais je l’ai fait car j’ai pensé que ce serait beau. De sorte que l’architecture est un problème de sensibilité » [19]. Au sein du processus créatif, Niemeyer questionne l’articulation et d’une pensée liée à la géométrie cartésienne dominée par le « formalisme algébrique » et d’une autre prônant le retour à l’intuition d’une géométrie naturelle au sein du processus créatif. Cependant, il ne recherche pas un rapport d’égalité entre ces deux facultés et affirme la primauté de la sensibilité, réunion de la sensation et du sentiment. Lorsqu’on lui assène le caractère essentiel de la technique dans l’exercice de l’architecture, il répond : « la technique permet toutes les prouesses. Encore faut-il que l’architecte sache faire preuve de sensibilité et d’imagination pour transformer un chef-d’œuvre d’architecture en un chef-d’œuvre tout court, qui entre dans le domaine de l’art. Une fois de plus, il suffit de peu de choses pour déraper et réaliser un projet qui ne sera qu’un tour de force architectonique » [19] Le prétendu rejet du versant technique devient sa marque de fabrique, que Max Bill qualifiera d’ « irrationnelle » (1954). S’il considère primordial l’exercice de l’imagination visant une réalisation artistique, c’est parce que lui seul permet à son architecture de créer la surprise. Il explique que « l’œuvre architecturale doit être belle, légère, différente. Comment croire qu’on a bâti un monument ou un palais esthétiquement remarquable si, en regardant derrière soi, on constate qu’on n’a rien fait de nouveau, qu’on s’est contenté d’imiter le passé ? » [19]. Il refuse que les bâtiments naissent d’une reproduction mécanique de formes et usages passés. Pierre Francastel remarque le talent qu’une telle position demande, car « pendant longtemps - et presque jusqu’à nos jours – cette volonté de conservation et de conciliation des programmes du passé avec des techniques modernes de l’exécution a dominé les préoccupations des théoriciens et des exécutants. Il est plus facile d’accroître la production d’objets de types anciens que d’en concevoir des nouveaux ; plus facile d’assujettir la matière à des solutions économiques que de déterminer de nouveaux usages. La simple apparition de nouveaux moyens techniques n’engendre pas nécessairement une spéculation esthétique et un renversement du système intellectuel et social » (Francastel, 1988).
Figure 2-3. Palais Itamaraty, Oscar Niemeyer, Brasilia (Brésil) – espace externe et espace interne (rez-de-chaussée)
Oscar Niemeyer trouve dans le béton l’allié indispensable de ses circonvolutions architecturales. C’est le travail réalisé sur ce matériau qui détermine et permet l’exercice fondamental de la sensibilité. Il note, à cet égard, la dette théorique qu’il doit à Pier Luigi Nervi, qui disait : « "Avec le béton armé, le domaine de la fantaisie créatrice en matière de construction acquiert une ampleur quasi illimitée". C’est une sorte de pierre artificielle qui peut absorber toutes les forces de traction [19]. Cette première limite indique dans quel cadre situer l’exercice de la sensibilité, témoin d’une activité artistique, de l’architecte carioca. L’architecture comme art demeure déterminée par une finalité qui la distingue de la « finalité sans fin » kantienne poursuivie par l’activité artistique en général. Sitôt que celle-ci a affaire à la technique, cet exercice de la sensibilité s’en trouve bouleversé, ne traitant plus seulement avec un absolu, mais des contingences qui lui sont extérieures. Pierre Francastel propose une première explication de cet antagonisme : « Le conflit surgit lorsque l’on prétend soustraire au réel l’ordre de l’imaginaire. C’est dans la technique que se rencontre l’art et les autres activités spécifiques de l’homme. Le domaine de l’art ce n’est pas l’absolu, mais le possible. Par l’art les sociétés rendent le monde un peu plus commode ou un peu plus puissant et elles parviennent parfois à se soustraire aux règles de fer de la matière ou aux lois sociales et divines pour le rendre momentanément un peu plus humain » (Francastel, 1988). Il révèle le danger qui guette l’art lorsqu’il est opposé à la technique : colifichet ou supplément d’âme apporté au substrat mécanique de la technique. Il résout cependant l’antinomie des termes en affirmant, en prélude à sa réflexion sur le sujet, que « l’opposition de l’art et de la technique se résout dès qu’on constate que l’art est lui-même dans une certaine mesure, une technique sur le double plan des activités opératoires et figuratives » (Francastel, 1988).
Figure 4Auditorium du parc Ibirapuera, Oscar Niemeyer, São Paulo (Brésil)

La tension entre art et technique a toujours marqué l’activité artistique et la réception des arts. Elle permet néanmoins de questionner les frontières de l’art sitôt qu’on l’assujettit à ce déterminisme matériel, lequel constitue un versant majeur de la production de l’architecte carioca. Cette approche de l’œuvre de Niemeyer représente l’une des voies d’analyse possible, mais ne témoigne pas de la diversité des études qui lui sont consacrées. Ses formes abstraites semblent échapper à tout déterminisme culturel sur lesquelles on pourrait s’en remettre à une analyse phénoménologique. Cependant, ce serait occulter ce qui a vu naître cette architecture intimement liée à son contexte culturel et politique d’apparition, et appauvrir de la sorte l’envergure de sa production. Les travaux réalisés au Brésil sur son travail nous intéressent particulièrement puisque l’ampleur de l’inscription de son œuvre dans le champ national permet plus difficilement un traitement détaché de son contexte, souvent réalisé au Brésil avec des sources de première main. Insérés dans le champ plus vaste de l’analyse de l’architecture, ces travaux révèlent le caractère polymorphe que de telles études peuvent prendre et les différents versants qui restituent la totalité du fait architectural.
Une pratique en contexte, l’apport de la recherche brésilienne et la structuration de du champ architectural
Les travaux dont il est question dans cette partie de notre analyse ne représentent pas l’ensemble de la production théorique réalisée par le champ académique brésilien. Cette sélection de textes ne prétend pas à l’exhaustivité et si elle apparaît lacunaire, elle témoigne des difficultés inhérentes à l’activité de recherche concentrée sur un objet d’étude éloigné, dont on peut cependant tirer parti. Les quatre travaux sur lesquels nous nous appuyons ont été réalisés au département d’architecture et d’urbanisme de l’Université de São Paulo. Ce parti-pris ne nie pas la grande qualité des études produites dans les autres centres de recherche ; il est surtout le fait du caractère pratique et limitatif de la consultation d’une bibliothèque et ses archives, réalisée en janvier 2013. Par ailleurs, ce choix apparaissait approprié, s’agissant de saisir le champ « national » de l’enseignement et la recherche en architecture. En effet, les diplômés de la Faculté d’architecture et d’urbanisme de l’Université de São Paulo furent à l’initiative de la création de plusieurs formations de seconds et troisièmes cycles dans l’ensemble du pays. Ils représentent ainsi des acteurs contemporains de premier plan dans l’enseignement et la recherche en architecture au Brésil et marquent profondément la structuration de ce champ. En outre, plusieurs des travaux récoltés à l’Université de São Paulo - tant à la Faculté d’Architecture et d’Urbanisme qu’à celle de Philosophie, Lettres et Sciences Humaines – considèrent la production d’Oscar Niemeyer par l’ensemble de ses réalisations. Ils traitent en outre sa filiation au Mouvement moderne européen et brésilien autant que la nature extra-européenne de son travail et parviennent, de la sorte, à étoffer richement les contours de son travail et étendre le périmètre de l’analyse.
Ces études de master et doctorat ont eu lieu tout au long des années quatre-vingt-dix. Elles proviennent, à parts égales, de la Faculté et de Philosophie, Lettres et Sciences Humaines et de celle d’Architecture et d’Urbanisme démontrant que les sciences humaines et sociales autant que l’architecture peuvent s’en emparer et varier le sujet des analyses. Avant la réalisation de ces travaux académiques, on connaît davantage la réception étrangère du travail de Niemeyer traitée dès les premières heures de sa longue carrière par l’exposition Brazil Builds réalisée au Museum of Modern Art de New York en 1943 puis en 1949 avec l’ouvrage The Work of Oscar Niemeyer de Stamo Papadaki, et en 1956 dans Modern Architecture in Brazil d’Henrique Mindlin. Ces publications sont contemporaines des premiers écrits de l’architecte, dans sa revue Módulo d’abord fondée en 1955, puis dans son premier ouvrage et les nombreux qui suivirent dès 1961.
Le mémoire de master réalisé par Sophia da Silva Telles (1988) Arquitetura moderna no Brasil : o desenho da surficie à la Faculté de Philosophie, Lettres et Sciences Humaines emprunte à l’analyse philosophique. Sophia Telles a depuis créé un master en histoire de l’architecture à la Pontifícia Universidade Católica de Campinas (Pereira, 2013). Elle discute la façon dont l’Europe et le Brésil abordent différemment la question de la « modernité » et rattache le cas brésilien à l’analyse proposé par le critique d’art Mario Pedrosa, lequel estime le Brésil « condamné au Moderne », car capable de nier sa propre nature pour accueillir les apports étrangers (Pedrosa, 1966). Elle replace le travail d’Oscar Niemeyer – qui n’a pas connu, à l’époque, les points d’orgue majeurs du musée d’art moderne de Niterói (1991) et de l’ensemble culturel de Brasilia (1999) – dans un moment historique : celui de la modernité en art et en architecture. Telles estime que le Mouvement moderne brésilien revisite l’étape de la genèse de la forme et qu’Oscar Niemeyer subvertit la modernité européenne, dépassant les possibilités limitées du caractère rationaliste de l’architecture européenne. Elle insiste en outre sur la « relation essentielle de l’architecture avec l’art moderne » qu’elle approfondit par la suite dans plusieurs articles (Lira, Bonduki, Hideki, & Sodré, 2011; Telles, 1994). Également réalisé à la Faculté de Philosophie, Lettres et Sciences Humaines, le mémoire de master de Guilherme Texeira Wisnik Formalismo e tradição: a arquitetura brasileira e sua recepção critica défendu en 2003 propose une histoire socio-matérielle de l’architecture moderne brésilienne. Une partie de ses interrogations concerne les limites de ce courant architectural : pourquoi s’achève-t-il avec Brasilia et pourquoi se limite-t-il à un régionalisme ? Il considère l’architecture moderne brésilienne comme le produit de raisons historiques et culturelles déterminées, à la croisée de courants littéraires, de régimes politiques, de mentors et de conditions matérielles et techniques locales. Ce mouvement architectural brésilien aurait emprunté cette voie, car « la norme fonctionnelle du standard moderne n’y a pas rencontré d’assise formelle » (Teixeira Wisnik, 2003). L’auteur estime que ces raisons expliquent le caractère « irrationnel » de l’architecture d’Oscar Niemeyer commentée en ces termes par Max Bill (1954). Cette réception a connu un retentissement majeur dans la réception de l’architecture moderne brésilienne au Brésil comme à l’étranger.
L’analyse proposée par Marco Alves do Valle dans sa thèse Desenvolvimento da forma e procedimentos de projeto na arquitetura de Oscar Niemeyer (1935 – 1998) (2000) s’éloigne d’un ancrage philosophico-culturaliste se concentrant sur le jeu des filiations stylistiques. Si des formes sont réutilisées et connaissent des évolutions dans les compositions de l’architecture carioca, Alves do Valle considère que c’est au moyen d’un « répertoire minimum » et non d’un « vocabulaire des formes ». Il pose les limites de la filiation de l’œuvre d’Oscar Niemeyer à celle de Le Corbusier démontrant que le travail de l’architecte brésilien n’emprunte pas à la conception cubiste utilisée par le franco-suisse. Son travail tente d’élucider l’acte de conception de l’architecte dont Philippe Boudon, auteur du concept d’architecturologie souvent utilisé dans l’analyse de l’architecture, écrit qu’ « au mieux, la forme choisie par l’architecte est la trace d’une opération, son résultat, mais d’une opération dont la complexité excède la simplicité de ce qui nous est donné à voir » (Boudon, 1995). Cette voie n’est pas suivie par son collègue de la Faculté d’Architecture et d’Urbanisme João Masao Kamita dans sa thèse Espaço moderno e pais novo. Arquitetura moderna no Rio de Janeiro (1999). Il montre comment les architectes modernes brésiliens traitent l’espace et comment le travail de Niemeyer se distingue des deux voies principales empruntées par ces architectes : les nativistes et les constructivistes. Il consacre une partie entière de sa thèse à l’œuvre de Niemeyer dans laquelle il relève la manifestation d’un sentiment vital par la « condamnation au moderne » postulée par Mario Pedrosa (1966) dont il saura tirer parti. Il remarque une expressivité qui dilue les procédés techniques imposés par le monde moderne, et souligne ainsi la primauté de l’acte créatif sur les contingences techniques rejoignant la recherche d’un absolu. En reprenant les premiers écrits théoriques de l’architecture moderne au Brésil qu’il confronte à une réflexion sur le paysage entamée par Le Corbusier lors de ses voyages et projets cariocas, il démontre comment l’architecture moderne brésilienne, dans ses différents courants, surgit « moins modelée, plus ouverte à la participation et nourrissant une forte relation à la réalité que sa parente européenne » (Kamita, 1999).
Plusieurs facteurs expliquent la jeunesse de ces théories au regard d’un champ pléthorique et plus ancien constitué sur le travail d’autres architectes contemporains du début de la carrière d’Oscar Niemeyer. Sa production, constituée de plus de six cents projets et réalisations s’achève en même temps que sa vie puisqu’il prétend produire jusqu’aux derniers instants (Nobre, 2012). La longévité de sa carrière n’a pas constitué un obstacle majeur à l’étude de son travail puisque les travaux académiques exposés ci-dessus ont été réalisés avant le décès de l’architecte en décembre 2012. Cependant, il ne permet pas le recul parfois souhaité pour analyser l’ensemble d’une œuvre architecturale. Pour éviter cet écueil, les chercheurs ont confronté les travaux de Niemeyer au reste de la production « moderne » brésilienne, ou se sont concentrés sur sa filiation à Le Corbusier. La période de dictature qu’a connue le Brésil entre 1964 à 1985 est une autre des conséquences d’un travail d’analyse entamé récemment. Opposant politique revendiqué, Niemeyer s’exile à cette période. Ses prises de position contre le pouvoir rendent difficile l’étude de son travail. Débordant du cas individuel propre à Niemeyer, plusieurs architectes de premier ordre sont écartés de l’enseignement académique à cette période (Pereira, 2013). Il convient au reste d’analyser la formation du champ de l’enseignement de l’architecture pour comprendre les voies empruntées - celles privilégiées, d’autres délaissées - dans les travaux académiques produits sur le travail de Niemeyer. La pluralité de ces approches nous amène à davantage comprendre l’évolution du champ de la recherche en architecture structuré par un antagonisme entre art et technique.
En 1981, l’ouvrage du paléographe Yves Bruand Arquitetura contemporânea no Brasil (Architecture contemporaine au Brésil) est publié (1997). Cet ouvrage de synthèse est tiré d’un travail de thèse réalisé sous la direction d’André Chastel. Il constitue un jalon important dans l’histoire de l’architecture moderne brésilien puisqu’il inaugure son histoire écrite. Pour analyser la naissance de ce mouvement architectural, il reprend, en partie, l’histoire nativiste formulée par Lucio Costa, architecte, théoricien, enseignant et urbaniste de Brasilia. Une grande partie de l’ouvrage est consacrée à Niemeyer, et traite, en première partie, de sa carrière jusqu’à l’époque de Brasilia. Par la suite, en 1987, les textes des architectes brésiliens rassemblés par Alberto Xavier dans Depoiemento duma geração constituent également une étape importante dans l’exégèse de l’architecture moderne brésilienne à laquelle Oscar Niemeyer participe au premier plan. D’autres publications existent (Goodwin, 1943; Mindlin, 1956; Santos, 1966; Xavier, 1962) mais elles se sont rapidement épuisées, sans être rééditées (Leonídio, 2006). Outre la production textuelle, les cursus de spécialisation en histoire et théorie de l’architecture essaiment au Brésil dans les années 1980. Ils sont professés dans un esprit pluridisciplinaire, corollaire à la prise de conscience nationale de la singularité de sa production architectonique (Pereira, 2013). Alors qu’il est rattaché à l’école nationale des beaux-arts jusqu’en 1945, l’enseignement de l’architecture se détache progressivement de ce cadre pour apparaître sous forme d’une discipline autonome à l’université, d’abord à Rio de Janeiro puis à São Paulo.
Figure 5Immeuble Copan, Oscar Niemeyer, São Paulo (Brésil)

L’architecture et le système des beaux-arts
L’ouverture de l’architecture aux sciences sociales et des sciences sociales constitue l’une des étapes de la distanciation progressive de l’architecture des autres disciplines artistiques. Elle illustre la manière dont l’architecture se détache progressivement du champ de la création sensible pour déborder sur d’autres disciplines ou s’insérer à leur carrefour. Pour comprendre les différents aspects d’une construction, l’architecture sollicite d’autres disciplines et méthodes autant qu’elle crée ses propres concepts, comme l’architecturologie. Ce néologisme forgé par Philippe Boudon dans les années 1970 concerne l’étude de la conception spécifique à l’architecture et expose le rapport d’une pensée abstraite sur l’espace sensible. Comme art de l’espace, l’architecture se distingue des autres arts. Chaque œuvre d’art remodèle l’espace alentour, mais seule l’architecture organise la qualité des espaces internes dans lesquels se mouvoir. Par rapport aux œuvres issues du travail artistique, l’intention de l’architecte se dilue continuellement dans le processus de création en perpétuelle adaptation face aux moyens disponibles. En décomposant les différentes étapes de la création, l’architecture interroge directement la réalisation des œuvres et des matériaux produits au cours de ce processus. Outre les matériaux, des contraintes sociologiques distinguent l’architecture des autres créations sensibles puisque l’architecte travaille essentiellement par commande ; il lui est donc peu permis de créer en dehors de ces espaces quand les autres artistes créent sans contraintes imposées par un a priori du résultat. C’est l’intervention de la sensibilité de l’architecture qui confère au projet sa qualité d’architecture et le distingue d’un simple assemblage mécanique de matériau. En outre, l’architecture comporte une visée contemplative et active, ce sont des créations offertes au regard du passant, donc soumises au jugement de goût de chacun. Niemeyer souligne le caractère fondamental de la contemplation dans son travail et s’en sert d’argument pour préciser le caractère artistique et social de ses créations : « Dernièrement, j’ai dessiné trois nouveaux bâtiments pour Brasilia (…) Ces bâtiments architectoniquement importants à mes yeux sont pour quelques uns des constructions excessivement dispendieuses. Je me souviens comme je les ai défendus. Ce sont des bâtiments publics ; je sais que mes frères plus pauvres n’en profiteront jamais, mais s’ils sont beaux et différents, ils s’arrêteront pour les regarder – ce sera pour eux un moment de surprise et d’enchantement » (Niemeyer, 2000). Alors que les techniques deviennent obsolètes, l’art paraît méconnaître l’inconstance du temps ; il semble que les œuvres produites par l’architecture permettent à certaines conceptions techniques de ne jamais vieillir, car intégrées à une histoire des arts et des techniques.
Si la situation de l’architecture parmi les arts prend un caractère marginal depuis la fin de son enseignement dans les écoles des beaux-arts, cela provient également du fait que les sciences humaines et sociales s’en sont emparées comme un objet d’étude privilégié. Dans l’étude qu’elle consacre à ce sujet, Alina A. Payne (1999) énumère les raisons éloignant l’architecture de l’histoire de l’art. Elle écrit ainsi au sujet de la prise en charge de l’architecture par les sciences sociales qu’« en tant que forme d’art publique affectant davantage les comportements sociaux et politiques que des autres arts visuels, l’architecture est restée l’objet idéal pour l’application de la méthodologie socio-historique marxiste » qui délaisse dans le même mouvement son versant artistique. L’architecture s’en serait en outre éloigné pour embrasser les technologies et les sciences promues par l’ingénieur, plus à même, selon Le Corbusier, de créer les ouvrages de leur temps que l’architecte nostalgique des formes et styles du passé. En dernière instance, le langage propre de l’architecture aurait contribué à l’écarter du champ artistique généraliste. Malgré sa nécessité remarquée par Philippe Boudon, il alimente le caractère autoréférentiel de la discipline et contribue à l’isoler des autres arts.
Cet éloignement reste cependant récent. L’un des premiers traités d’histoire de l’art rédigé par Giogrio Vasari en 1550 (1989) inclut l’architecture dans les réalisations des arts. Cette tradition est poursuivie les siècles suivants ; Hegel en fait « le commencement de l’art » dans sa théorie esthétique, par exemple (Hegel & Jankélévitch, 2009). La théorie hégélienne de la Volksgeist, reprise par l’histoire de l’art allemande au XIXe siècle, prend l’architecture comme pierre angulaire de l’interprétation des arts et des styles. Tant chez Alois Riegl qu’Heinrich Wölfflin ou Wilhelm Worringer, l’architecture joue un rôle de premier plan au niveau de la définition des sources et des découpages temporels. Sa capacité à former des styles, à représenter dans l’espace une « vision des choses » (Duvignaud, 1991) comme rapport à la matière et à la transcendance à une période et un moment donné, lui confère une importance primaire aux yeux des historiens. En des temps plus proches, Bruno Zevi (1959) nous rappelle que l’architecture a rarement été évincée du champ des arts. Le caractère sensible exprimé dans son versant artistique constitue un aspect majeur de son activité et de son histoire, et appelle la nécessité de mieux comprendre cette part ineffable du travail de l’architecte. La facture artistique de sa technique fonde la capacité de l’architecture à interroger le champ des arts.
Figure 6. Musée d’Art Moderne, Oscar Niemeyer, Niteroi (Brésil) – espace externe / Musée national, Oscar Niemeyer, Brasilia (Brésil) – espace interne
Conclusion
Dans L’œuvre d’art à l’heure de sa reproduction technique, texte consacré aux conséquences de la reproduction des images, a priori éloignées de l’architecture, Walter Benjamin remarque que « le besoin humain de se loger est permanent. L’architecture n’a jamais chômé. Son histoire est plus longue que celle de n’importe quel art » (Benjamin, Gandillac, Dousson, & Luste Boulbina, 2007). Elle questionne la réception de l’art dans la seule catégorie de la contemplation puisqu’elle ne s’adresse pas seulement à la vue, mais également au toucher ainsi qu’aux sensations kinesthésiques éprouvées dans l’espace. En cela, elle propose une première solution au problème de la reproduction des images, « car des tâches qui s’imposent à la perception humaine aux grands tournants de l’histoire, il n’est guère possible de s’acquitter par des moyens purement visuels, autrement dit par la contemplation ». Benjamin considère l’architecture comme un substrat artistique, lequel a élargi de tout temps les frontières de la réception esthétique et permet, au début du XXe siècle, de la questionner à nouveau frais dans le cadre des bouleversements induits par la reproduction de l’image photographique et le cinéma. Si une architecture s’achève lorsqu’elle est parcourue, elle induit la difficulté d’avoir recours aux catégories traditionnelles du jugement de goût : c’est sa portée transversale, à l’intersection de plusieurs disciplines. Liée au contexte, définie par son usage et contrainte par ses matériaux, elle rend difficile son appréhension par les théories idéalistes de la réception artistique. Ainsi, Kant localise difficilement l’architecture, qui fait voler en éclat la rigueur de sa théorie formulée sur le jugement de goût. En effet, la finalité attendue de l’architecture et son caractère intrinsèquement matériel l’empêchent de s’accorder à la finalité esthétique des beaux-arts : « l’architecture est l’art de présenter des concepts des choses qui ne sont possibles que par l’art et dont la forme n’a pas la nature, mais une fin arbitraire comme principe déterminant et selon ce but, elle doit aussi les présenter d’une manière esthétiquement finale » (Kant & Philonenko, 1993). Son « usage de l’objet d’art (…) constitue pour les idées esthétiques une condition restrictive » alors que « la convenance du produit à un certain usage est l’essentiel d’une œuvre architecturale ». Elle demeure dans l’entre-deux du système esthétique kantien, car elle embrasse toutes les finalités, principalement la finalité objective étrangère aux beaux-arts. En effet, la finalité dans les produits des beaux-arts ne doit pas paraître intentionnelle, car elle rompt la satisfaction immédiate, condition indispensable du jugement sur la beauté, et restreint le libre jeu des facultés en objectivant la fin. Ce caractère inachevé de l’architecture en tant qu’art dans le système kantien fait écrire à Daniel Payot (1982) qu’elle constitue un « art de la liaison ».
L’échec de la théorie kantienne appliquée à l’architecture montre qu’elle n’entre complètement dans aucune catégorie, mais qu’elle les déborde toutes. Ainsi, elle invite à une remise en question des théories canoniques d’esthétique. La philosophie analytique de Nelson Goodman constitue une résolution possible à la réception et au retour de l’architecture dans le giron du jugement esthétique. Son étude par l’esthétique demeure féconde puisqu’elle institue la sensibilité comme mode de connaissance, complétant alors une réception purement technique du phénomène architectural. Sitôt que la relation à la matière et la technique diffère de la tradition européenne, ces interrogations se font plus vigoureuses. Elles nous semblent caractéristiques du travail de Niemeyer, lequel a bâti ses projets les plus hardis sur la tension entre art et technique propre à l’architecture. L’intérêt de son travail réside dans sa façon d’enhardir le matériau en lui conférant des expressions esthétiques inédites, questionnant in fine, la séparation entre matière et pensée.
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