Abstract
L’effervescence avec laquelle le domaine de l’architecture s’est emparé du «?commun?» ces dernières années s’est principalement cristallisée dans la remise en cause des modèles architecturaux qui nous ont précédés et de célébration de l’informel. Pour appréhender les formalisations spatiales que pourrait porter une telle notion, il apparaît néanmoins utile de considérer le regain d’intérêt qui lui est accordé au regard d’un composant préexistant de la culture architecturale : l’espace collectif. En quoi le recours à ce statut architectural établi, revendiquant déjà une certaine autonomie entre l’espace public et le domaine privé, ne pourrait-il pas constituer une possible formalisation architecturale du commun?? L’analyse comparative d’un certain nombre d’exemples historiques cherche dans un premier temps à rendre compte des conditions d’émergence de spatialités bénéficiant d’un statut à part entière, potentiellement comparables à des biens communs. Les principales caractéristiques de ces espaces collectifs sont ensuite confrontées à celles des communs traditionnels, interrogeant leurs possibilités de recouvrement. La nature des rapprochements identifiés invite probablement la pratique architecturale à revendiquer une idée du commun qui lui est propre.

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Résumé
L’effervescence avec laquelle le domaine de l’architecture s’est emparé du « commun » ces dernières années s’est principalement cristallisée dans la remise en cause des modèles architecturaux qui nous ont précédés et de célébration de l’informel. Pour appréhender les formalisations spatiales que pourrait porter une telle notion, il apparaît néanmoins utile de considérer le regain d’intérêt qui lui est accordé au regard d’un composant préexistant de la culture architecturale : l’espace collectif. En quoi le recours à ce statut architectural établi, revendiquant déjà une certaine autonomie entre l’espace public et le domaine privé, ne pourrait-il pas constituer une possible formalisation architecturale du commun ? L’analyse comparative d’un certain nombre d’exemples historiques cherche dans un premier temps à rendre compte des conditions d’émergence de spatialités bénéficiant d’un statut à part entière, potentiellement comparables à des biens communs. Les principales caractéristiques de ces espaces collectifs sont ensuite confrontées à celles des communs traditionnels, interrogeant leurs possibilités de recouvrement. La nature des rapprochements identifiés invite probablement la pratique architecturale à revendiquer une idée du commun qui lui est propre.
Mots clés
Espace collectif, Bien commun, Méthode comparative, Transposition, Représentation
Une appropriation architecturale du commun
L’intérêt croissant des acteurs de l’aménagement pour la thématique des communs [1] invite le champ de l’architecture et de l’urbanisme à renouveler l’imaginaire vieillissant auquel ils sont encore associés. Les communaux de l’Angleterre « pre-enclosure » du XVe siècle offrent des perspectives quelque peu limitées au regard du potentiel et de l’espoir attribués aux communs, considérés comme « une troisième voie entre propriété publique et propriété privée, entre État et marché » [2]. La multiplication d’initiatives participatives populaires [3] est révélatrice de leurs déficiences respectives, entre d’un côté l’affaiblissement de la puissance publique, en cours dans la majorité des pays européens, et de l’autre la prise de conscience populaire et profonde des limites de l’économie de marché. L’une et l’autre de ces deux tendances invitent à la recherche de nouveaux équilibres, parmi lesquels les biens communs occupent une place de premier plan.
La retranscription en termes architecturaux et contemporains de cette perspective transdisciplinaire des « communs » peut être appréhendée selon plusieurs entrées. L’une d’entre elles consiste à mettre à l’épreuve, par le biais d’une analyse comparative, la différenciation ou l’affiliation — jusqu’ici écartée — d’un certain nombre d’espaces extérieurs de l’habitat collectif à la généalogie des communs traditionnels, tels que définis par les recherches d’Elinor Ostrom [4] et leurs interprétations contemporaines [5]. La méthode comparative est donc retenue pour évaluer la possibilité d’une transposition interdisciplinaire : celle d’une catégorie sociopolitique à une catégorie architecturale. Une telle confrontation a aussi vocation à participer à la clarification nécessaire qui devrait distinguer l’espace collectif et ses variantes (semi-public ou semi-privé) de l’espace commun ; ces notions n’étant encore que trop peu différenciées.
L’ancrage sur le terrain ainsi que dans les territoires fait toute la singularité de l’approche institutionnaliste d’Elinor Ostrom, honorée en 2009 par le prix Nobel d’économie. De manière quasi anthropologique, elle et son équipe se sont attachées à analyser et comparer la gestion collective — ni publique ni privée — d’un nombre impressionnant de ressources à travers le monde. La confrontation au multiple lui a permis de déduire un certain nombre de généralités propres aux « common-pool resource », échafaudant ainsi dans une approche nomothétique les fondements d’une théorie économique des communs. La validité d’un même énoncé éprouvé dans des situations géographiques aussi diversifiées fait toute la puissance de son analyse, encore considérée comme l’une des principales références en la matière. De manière analogue, il s’agira dans un premier temps de mettre en place l’analyse comparative d’une sélection d’espaces extérieurs liés à l’habitat collectif, à l’équilibre entre espace public et sphères privées. Sont sélectionnées en priorité les expériences utilisant de manière significative la forme urbaine comme moyen d’opérer et de négocier une dissociation affirmée entre espace public, espace collectif et espace privé. Leurs spatialités et l’intensité de leurs limites feront l’objet d’une attention particulière, sur la base d’un mode de représentation approprié. À l’image du travail empirique d’Elinor Ostrom, l’étude de cet échantillon permettra d’identifier les invariants et règles générales ainsi que les principales variations en jeu. Leur réduction idéique sous forme de schémas uniformes permettra d’identifier des types d’espaces collectifs, facilitant leur appréhension et leur comparaison. Enfin, la confrontation des espaces collectifs aux généralités définies par Ostrom et ses contemporains permettra d’identifier les transpositions ou glissements possibles, ainsi que leurs limites.
Les formes urbaines de l’espace collectif
L’histoire de l’architecture abonde en formes urbaines attribuant un statut intermédiaire entre public et privé à certains espaces. La tension entre collectivité et intégrité individuelle a notamment été l’un des thèmes les plus importants auquel l’architecture européenne a été confrontée dans les siècles passés, lorsqu’elle s’est trouvée face à la nécessité de bâtir des logements pour le plus grand nombre. Certaines réalisations ont été ainsi particulièrement remarquées pour leur capacité à dépasser la stricte addition d’unités individuelles, au profit d’une certaine exaltation du multiple, d’une célébration du commun. L’architecture géorgienne autour de la « terraced house », l’expérience des cités-jardins ou encore les politiques municipales conduites au début du XXe siècle dans des villes comme Vienne, Stockholm, Copenhague et Berlin comptent parmi les exemples les plus significatifs que l’Europe a connus. Chacune de ces expériences construites a donné lieu à l’élaboration de formes urbaines et d’écritures architecturales singulières. Elles sont aussi remarquables, au-delà de l’attention portée sur le bâti, pour leur capacité de déclinaison des espaces extérieurs.
Fig 1. Cartographie de l’espace collectif

Le mode de représentation comme outil préalable à l’analyse comparative
Pour comparer ces espaces collectifs, un mode de représentation cohérent avec l’orientation architecturale de l’analyse est mis en place. Le recours à une méthode de restitution différente de celle retenue par Elinor Ostrom peut déjà être considéré comme la marque d’une appropriation disciplinaire. Colin Rowe est l’un des premiers théoriciens de la ville à traiter de la dualité entre public et privé en des termes architecturaux. La retranscription graphique qu’il propose dans Collage City de cette tension élémentaire, constitutive de l’histoire de l’urbanisme européen, est d’ailleurs devenue emblématique. Dans le chapitre intitulé « Crises de l’objet : impasses de la texture », il critique la tendance — à l’origine bienveillante — des architectes modernes à envisager tout espace libre comme un espace public : « pourrait-on proposer de lever un dogme parmi les plus inavoués, mais les plus visibles de l’architecture moderne, à savoir que tout espace en plein air doit être public et accessible à tous — notion capitale devenue depuis fort longtemps un cliché bureaucratique, et qui, parmi le répertoire d’idées possibles, a pris une importance démesurée » [6] (p. 99). La nécessité d’introduire des registres intermédiaires, entre le plein noir qui caractérise la sphère privative et le vide blanc assimilé au domaine public (ou inversement), reviendrait à imaginer, sur la base de la dichotomie graphique proposée, l’introduction d’un nouvel élément : le gris.
Pour rendre compte des différentes variations de l’espace collectif, il apparaît essentiel d’introduire un mode de représentation capable de distinguer différentes nuances. Contrairement aux aplats de Collage City, la technique du pointillé offre la possibilité d’une intensification locale des valeurs. L’accumulation linéaire de points permet aussi de suppléer la ligne continue, utilisée de manière pragmatique et quelque peu aléatoire par Colin Rowe pour, semble-t-il, préserver la lisibilité des documents. Le thème de la limite — qu’elle soit linéaire, bâtie, lâche ou poreuse — mérite ici une attention particulière pour appréhender les espaces collectifs par le biais des communs. Ainsi les accentuations graphiques de la texture cherchent-elles à rendre compte de la perception plus ou moins marquée des différents interfaces, obstacles et périmètres spatiaux. Un rez-de-chaussée ouvert sera reconnaissable par l’absence d’intensification des pointillés au droit du bâti. À l’inverse, une densité plus forte en périphérie d’un espace exprimera une limite plus marquée, de la simple clôture à la différence brutale d’altimétrie, proportionnellement au niveau d’accentuation de la texture. C’est de cette manière que les contours du toit-terrasse de la Cité radieuse à Marseille pourraient notamment être identifiés, malgré la vision limitée en plan. La superposition de points rend aussi possible l’expression de certaines ambiguïtés, entre statut du sol et perception spatiale notamment. Les cartographies schématiques qui en ressortent, volontairement imprécises, sont homogènes et ont la même échelle. Elles constituent des textures interprétatives à la croisée de différents niveaux d’analyse. Le même code graphique peut être utilisé pour renseigner aussi bien le statut des espaces — entre public, collectif et privé — que la distinction entre pleins et vides, les perméabilités physiques et visuelles, voire les barrières culturelles et symboliques. Il suffit de modifier le critère retenu dans l’établissement des variables qui conditionnent le dessin. L’indicateur utilisé pour cette première cartographie correspond à l’intensité physique des limites de l’espace collectif. La transposition des modèles en réductions circulaires permet de schématiser la forme urbaine associée à chaque type d’espace collectif, en faisant abstraction des particularités formelles, matérielles et dimensionnelles de chaque situation. Associés à quelques données quantitatives, les types expriment l’essence des espaces communs en un langage économe qui facilite la comparaison.
Fig 2. Données comparatives

Position et orientation
Dès lors que l’on regarde l’espace collectif sous l’angle du commun, sa position vis-à-vis de l’espace public et à l’égard des espaces privés constitue l’une de ses caractéristiques les plus significatives. Sa nature, sa perception et son atmosphère en sont profondément impactées. La cour centrale du Bebelhof à Vienne entourée par le bâti s’oppose ainsi très directement au jardin du Queens Square à Bath positionné au centre de l’espace public. Si la perception de l’espace collectif depuis les logements n’est pas si différente, son rôle urbain et son appropriabilité ne sont pas du tout les mêmes. Entièrement visible depuis la rue, le jardin de Moray Place à Édimbourg est nettement plus inclusif que le cœur d’îlot du Hornbaekhus à Copenhague. L’impressionnante neutralité de ce square anglais, contribuant largement au caractère urbain de la New Town, n’empêche pas son usage collectif — et non public — limité aux détenteurs de clefs (généralement les habitants avoisinants) qui s’acquitteraient d’une cotisation annuelle. Le choix opéré par Bruno Taut pour la Hufeisensiedlung à Berlin est moins littéral. Il positionne l’espace collectif au centre du dispositif, comme le fait Karl Ehn au Bebelhof la même année (1925), mais en ménageant une épaisseur de jardins privatifs, et en lui accordant une façade urbaine explicitement dirigée vers la rue. La même position non homogène de l’espace collectif est présente dans les « closes » de Welwyn Garden City et Hampstead, et notamment dans les « closes » les plus ouverts, tels que Raymond Plain ou Brokett Close. Ils sont chaque fois tenus entre les parcelles privatives d’un côté et la rue de l’autre. Contrairement aux cours de Stengodset à Stockholm et au jardin de Bedford Square à Londres, ces espaces collectifs ont la particularité d’être orientés.
Dimensions et proportions
Entre les modestes « closes » le long de Temple Fortune Hill à Hampstead regroupant quelques maisons, et les grandes cours viennoises entourées de plus de 300 logements, les sauts d’échelles sont particulièrement frappants. Dans les deux cas, la problématique de la masse critique se pose en termes de nombre d’habitants, mais aussi de dimensionnement et de proportions. La surface commune ramenée au nombre d’habitants constitue un outil de comparaison particulièrement éloquent, faisant état de grandes disparités : de 133 mètres carrés par logement pour Raymond Plain à 20,9 mètres carrés par logement au Bebelhof. Au-delà des aspects quantitatifs, propres aux contextes urbains et sociopolitiques différents, les proportions des espaces collectifs peuvent aussi jouer un rôle décisif. Leur caractère fédérateur peut être amplifié par des proportions rondes ou carrées, alors que des formes très allongées induiront des niveaux d’usages différents et d’autres dimensions symboliques. Ces différences de proportions ramènent à la question de l’ambiguïté dans le statut d’un espace collectif. Les formes extrêmement allongées à Welwyn Garden City, celles de Dellcott Close, Dognell Green et même High Grove peuvent s’apparenter à la géométrie d’une rue en raison de leur étroitesse. À l’inverse, Brokett Close présente une aire de retournement beaucoup plus marquée, amplifiée par de grandes pelouses libres, étirées jusqu’aux façades des maisons. Le groupement d’arbres au centre de l’espace commun amplifie le caractère unitaire et contenant du lieu. Situé à quelques 500 mètres vers l’est, The Quadrangle admet un niveau nettement plus fort d’ambiguïté dans le statut de son espace collectif malgré une disposition équivalente : à peine plus grand en dimension, avec une maison supplémentaire, une large pelouse et aussi deux grands arbres en son centre. L’ambiguïté se porte cette fois-ci sur la partie privative, avec une appropriation plus grande des pieds de façades par les habitants. Bien qu’ils ne soient pas explicitement délimités, les jardins situés à l’avant des maisons indiquent un certain niveau de privacité implicite par de simples plantations, parfois même uniquement perpendiculaires à l’espace collectif, ou très modestement par des changements indicatifs de matériaux au sol.
Ouverture et matérialité
L’ambiguïté du statut de l’espace collectif, et donc sa définition, dépend ainsi de la nature et de l’intensité de ses limites. Un espace trop ouvert peut être rapidement assimilé à l’espace public, tandis qu’un espace trop confiné peut perdre une partie de son caractère collectif, et glisser vers un registre de repli communautaire à l’image de ce que sont les « gated communities ». L’intensité des limites joue ainsi un rôle crucial dans l’établissement des différentes nuances de collectifs. La nature de l’interface avec l’espace public est un thème particulièrement sensible pour les closes les plus ouverts. Raymond Plain est largement concerné avec sa forme trapézoïdale et son simple alignement d’arbres le long de la rue. Litchfiel Square et les deux closes face-à-face sur Temple Fortune Hill sont tenus par un masque végétal plus continu. Sur Lucas Square c’est un mur maçonné qui marque la limite du « close. » L’appréhension de l’espace collectif est à chaque fois fortement impactée. Alors que le premier évoque une gestion et une utilisation publique, les deux suivants se positionnent dans un registre beaucoup plus privatif par l’utilisation de la même haie, dans le même alignement, que les parcelles privées alentours. L’usage d’un vocabulaire ordinaire, caractéristique de l’ensemble de la rue, installe l’espace collectif dans un rapport nuancé avec l’espace public, duquel il se détache assez subtilement. Le recours à la maçonnerie est nettement plus imposant et marque avec plus d’insistance la séparation entre le public et le collectif. Entourée par une épaisseur construite de onze mètres sur quelques cinq à six niveaux, la cour du Bebelhof a des limites extrêmement marquées. Son caractère commun est néanmoins préservé, d’une part grâce aux quelques points de transparences conservés à rez-de-chaussée, et surtout par la banalisation environnante de la délimitation bâtie des cœurs d’îlots. Là encore, la nature de la limite peut être amenée à nuancer son intensité. Ce type de compensations renforce la nécessité d’opter pour un mode de représentation suffisamment souple, valorisant l’évocation plutôt que la description rigoureuse.
Classification et dénominations
Retenir l’essence du dispositif spatial, en évacuant partiellement sa matérialisation, est aussi un moyen de prolonger l’analyse comparative dans une démarche typologique. Les réductions schématiques des différents espaces comparés facilitent l’exercice de classification, et contredisent même parfois la toponymie établie. La déclinaison des quelques paramètres retenus pour l’élaboration de ces schémas génère un vaste nuancier de spatialisations possibles. À l’intérieur de cette infinité de variations, il est utile de faire ressortir un certain nombre de repères typologiques, reconnus et dénommés. Les types de communs identifiés par la pionnière des « common-pool resources » — à savoir la pêcherie, la forêt, le pâturage, le système d’irrigation — pourraient ainsi avoir leurs pendants architecturaux : le « close », le « square », le toit-terrasse, la cour, le « garden » et la « plain ». La possibilité de reconnaître à certains espaces collectifs une certaine autonomie vis-à-vis de l’espace public et de l’espace privé, qui est identifiable et nommé en tant que tel, ne fait qu’alimenter l’hypothèse d’une possible association de ces différents types d’espaces collectifs à la généalogie des communs traditionnels.
Fig 3. Typologie de l’espace collectif

Espaces, biens et points communs
Bien que le thème de l’habitat collectif ne figure pas dans les travaux d’Elinor Ostrom, ses conclusions sur les conditions de réussite d’une « common-pool resource » n’y sont pas complètement étrangères. Lui aussi inclut des biens variés tels que des espaces partagés, des structures bâties et des services des plus diverses. Comme pour les communs traditionnels, une communauté évolutive de participants — d’habitants — reconnus se partage quotidiennement et de manière officialisée les ressources et les biens dont elle dispose, en vue de leur maintien ou de leur amélioration. Quand bien même des différences importantes subsisteraient, certains rapprochements méritent ainsi d’être énoncés.
Propriété et hiérarchie
L’un des malentendus les plus courants identifiés par Benjamin Coriat consiste à dissocier le commun de tout rapport à la propriété et de toute hiérarchie entre participants ; or il tient à rappeler la distinction élémentaire entre communs et égalité. C’est aussi la critique que formule Catherine Larrère à l’encontre de l’interprétation de Garrett Hardin dans La tragédie des communs en 1968, lui reprochant la large diffusion d’une vision erronée du commun réduit à une zone de non-droit, dans laquelle l’absence de contrôles par la propriété mènerait inévitablement à la disparition des ressources [7]. Du logement collectif ne sont exclues ni la notion de propriété, ni la hiérarchie entre participants, ni même la reconnaissance d’ayants droit : qu’il s’agisse de copropriétés, de logements sociaux ou même de squats. Les statuts des différents participants au « commun » sont même très clairement définis : propriétaire, copropriétaire, bailleur, locataire, employé de service, visiteur, intrus, etc. Chacun d’entre eux induit des droits et des responsabilités propres, que l’on peut expliciter en cas de litige au sein de l’ensemble identifié. De ce point de vue, le logement collectif répond aussi bien aux faisceaux de droits de John Commons qu’à la fonction sociale de la propriété énoncée par Léon Duguit [2].
Excluabilité
De la même manière, réduire les communs à l’inappropriable — c’est-à-dire aux ressources non-rivales et non-excluables — constitue selon Benjamin Coriat une interprétation limitée et faussée [5] (p. 16). Intégrer les ressources excluables, aussi appelées biens de club ou biens de péages [5], dont l’usage est limité à un nombre réduit de participants, permet au contraire d’élargir les communs à grand nombre d’espaces partagés. Les espaces extérieurs des opérations de logements collectifs pourraient ainsi être considérés comme des biens de clubs. Cependant, un trop haut niveau d’excluabilité mettrait en danger le caractère commun d’une ressource ou d’un espace. Ils glisseraient alors vers une forme de communautarisme, du partage au repli et à l’entre-soi. C’est là l’un de ses principaux travers des communs, reconnus par leurs plus fervents défenseurs. Le niveau d’ouverture d’un espace collectif devient dès lors un point fondamental et invite à porter une attention particulière sur la matérialisation de ses limites.
Échelle
Au-delà de la limite, la question de l’échelle retient particulièrement l’attention d’Elinor Ostrom dans ses travaux sur les « common-pool resources », au point même de lui attribuer une valeur. Elle identifie ainsi un intervalle de 10 à 100 participants comme étant particulièrement propice à l’émergence et au maintien de communs. Lorsqu’elle parle de cette échelle privilégiée, l’économiste fait autant référence à une masse critique au-delà de laquelle la coopération collective se complexifie, qu’à un certain niveau de promiscuité physique, renvoyant ainsi à une dimension spatiale maîtrisée. Si l’on utilise le nombre de logements comme unité de participation, cette échelle privilégiée pourrait correspondre à la grande majorité des ensembles de logements collectifs européens. On pourrait alors considérer qu’un ensemble immobilier de moins de dix logements est en capacité d’opérer une gestion négociée et quasi privative de ses ressources, détaché des problématiques plus complexes du commun. En réalité, le seuil critique déduit d’une telle interprétation mériterait d’être affiné. On trouve notamment dans les Cités Jardins conçues par Raymond Unwin [8] et Charles Benjamin Purdom [9] des espaces collectifs associant à peine 5 maisonnées. À l’inverse, le plafond supposé de 100 participants, s’il équivaut à 100 logements, mériterait lui aussi d’être interrogé au regard des expériences architecturales de la première moitié du XXe siècle. Les immeubles à cour à Vienne la rouge sont notamment remarquables pour leur capacité à loger des centaines de familles tout en ménageant un rapport étroit à la domesticité et une échelle collective maîtrisée. Ces derniers comptent entre 300 et 400 logements par cours, selon les cas. La terrasse de l’Unité d’Habitation de Le Corbusier à Marseille se positionne dans ces mêmes mesures, partagée par 337 appartements.
Récurrence
Si le nombre limité de participants est si important pour Ostrom, c’est qu’il garantit une certaine régularité. Les comportements autour d’un commun se stabilisent avec la répétition. Elle permet la compréhension des règles et des mécanismes à l’œuvre, et engage les participants dans une réputation individuelle à moyen et long terme. Benjamin Coriat va plus loin en plaidant pour une organisation explicite : « la gestion des communs est généralement plus efficace si les ayants droit sont reconnus comme tels » [10]. Une participation quotidienne et formalisée au commun aurait ainsi plus de chance de fonctionner qu’un événement unique et spontané. Cette récurrence explicite rappelle fortement l’habitat sédentaire avec son caractère quotidien et son inscription dans une logique de voisinage. Dans certaines cultures, cette dimension d’autocontrôle par les habitants est particulièrement marquée, et peut même se traduire par des dispositifs spatiaux appropriés.
Autonomie
En termes à la fois économiques et juridiques, le commun représente une forme d’intermédiaire entre le pouvoir public et le domaine privé, que l’on retrouve sous différentes formes dans les exemples proposés, en tant qu’espace de transition entre l’espace public et l’unité privative propre au logement. Mais l’espace collectif ne se limite pas à une logique progressive, d’un statut à l’autre. Si on se réfère aux « squares » anglais ou au cœur d’îlot à cour, les espaces collectifs peuvent constituer de véritables éléments autonomes, entièrement inclus dans le domaine public ou à l’inverse confinés au cœur d’un îlot. Le caractère intermédiaire de l’espace collectif ne le réduit pas à l’état de seuil, mais peut exister pour et par lui-même. Son autonomie relative et, dans une certaine mesure, son caractère unitaire facilitent son assimilation à une ressource identifiée, nommée, voire aimée par ses habitants.
Les possibilités d’un espace commun
Malgré la persistance de la propriété, le maintien d’une hiérarchie, l’échelle maîtrisée, les mécanismes de répétitions et les qualités d’intermédiaires, toute opération de logements collectifs n’entraîne pas systématiquement la création d’un commun. Le passage d’une « pool resource » (d’un bien partagé) à une « common-pool resource » (à un commun) dépend au-delà des caractéristiques spatiales et juridiques, d’une volonté affirmée de prise en charge par l’ensemble des participants à la gestion de la ressource, en vue du maintien voire de l’amélioration de ses qualités. Elle induit l’élaboration de règles de gestion locales, ainsi qu’une gouvernance permettant de faire évoluer ces règles. Ces aspects organisationnels échappent très majoritairement à la compétence architecturale, et tempèrent ainsi l’affiliation directe des espaces collectifs à des types de communs. Benjamin Coriat parlera plus volontiers de « candidats à devenir des communs » pour décrire les ressources caractérisées par certaines prédispositions, mais dont la qualité de commun n’aurait pas encore été activée par les participants eux-mêmes [5] (p. 31). Même les espaces collectifs les plus adaptés ne resteront que des candidats à devenir communs. Ce qui pourrait paraître restrictif laisse en réalité entendre qu’un nombre extraordinaire d’espaces sont des communs potentiels, des communs en puissance ; puisque si l’architecture d’un espace lié à l’habitat collectif ne peut pas en elle-même générer un commun, elle peut toujours s’efforcer de lui donner toutes les qualités matérielles, spatiales et dimensionnelles favorisant son devenir. Il revient dès lors à l’architecte de réunir les conditions incitatives adaptées à la maturation de ce qui pourrait devenir un véritable « espace commun », à son essor et son maintien dans le temps.
References
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